Thématique du Congrès : Penser l'incertain


Télécharger la thématique

En quelques décennies, se sont multipliés les débats sur les défis climatiques, environnementaux, économiques, sur la santé, sur la qualité alimentaire dans le Nord, sur la faim dans certains pays du Sud. Le monde actuel est traversé de part en part par une crise de nos certitudes de maîtrise de la nature et de la société, crise paradoxale puisqu’elle s’enracine dans nos immenses pouvoirs de transformation, ceux-là mêmes qui entretenaient nos espoirs de progrès et dont les conséquences imprévues nourrissent aujourd’hui nos appréhensions. Si les incertitudes d’origine naturelle ont longtemps marqué la conduite des activités humaines, d’autres, liées aux activités de l’homme, ont désormais pris l’ascendant. Elles alimentent nombre de controverses autour des choix politiques ou des changements techniques et scientifiques, livrant au passage une grande variété des points de vue en présence.

Notre époque n’est pas subitement confrontée aux risques. Ceux-ci sont des données inhérentes au monde social. Ils ont progressivement pris une autre dimension. Ainsi les États-nations se sont-ils dotés de moyens pour évaluer les risques apportés par la modernité industrielle, les mesurer en vue de limiter leur action, voire pour dédommager les victimes de leurs effets néfastes. Les risques se sont ainsi inscrits dans toute une technologie politique destinée à les encadrer et à en contrôler les effets. L’évolution actuellement en cours verrait un accroissement de la demande sociale pour mieux maîtriser l’incertain, alors même que des situations que l’on pensait calculables semblent devenir plus imprévisibles, moins saisissables.

S’il est probable que la mondialisation de l’économie, l’émergence d’entités politiques supra-nationales aient accentué les interdépendances et réduit les risques de conflits mondiaux, il semble également qu’elles aient augmenté la complexité de nos relations, révélant du même coup l’insuffisance de nos régulations et ébranlé notre perception du maîtrisable. Dans un nouvel environnement international caractérisé par le développement de flux financiers à l’échelle planétaire, de quête de mobilité et de flexibilité, on assiste désormais à une mise en mouvement généralisée des individus et à un foisonnement des discours et des dispositifs visant à mobiliser davantage leurs compétences. Cette tendance contribue à placer les individus dans un état d’incertitude et de responsabilité face à des injonctions à se « prendre en charge », « s’activer », « s’impliquer » toujours davantage. L’activité prédictive et anticipatrice cède souvent la place à la prise en compte de l’aléa, l’imprévisibilité devenant même un moteur de notre vie sociale. Dans ce contexte, la cohésion et les liens sociaux de proximité se trouvent sensiblement questionnés, les individus de plus en plus mis à l’épreuve. Nous serions désormais entrés dans un mouvement sans fin du risque invitant l’individu moderne à se penser et à vivre en tant qu’entrepreneur de ses conduites.

Pour la sociologie, le défi est bien de penser cet incertain auquel elle a longtemps accordé peu de place, avant que des approches plus récentes ne le placent au cœur de leurs préoccupations. Le XIXe congrès de l’AISLF entend aborder cette réflexion de front en lui accordant une place centrale. En effet, derrière les nombreuses déclinaisons du risque et de la « société du risque », il faut pouvoir relever combien les sociétés sont de plus en plus gagnées par l’incertain, non parce qu’elles sont en soi moins « sûres » que par le passé, mais parce que les régulations collectives destinées à maîtriser le cours d’une vie semblent aujourd’hui prises en défaut, à tout le moins en profonde reconfiguration. Peut-être aussi parce que la confiance dans les grandes entreprises de rationalisation du monde (science, droit, systèmes politiques) s’est érodée.

Lorsque l’incertain apparaît comme un trait marquant de l’existence, notre capacité collective de protection se voit interpellée, voire prise à défaut. Ainsi une société du risque est-elle avant tout une société d’individus caractérisée par un potentiel différentiel de protection : la capacité de « se mettre à l’abri » devient alors une préoccupation commune, distribuée de manière inégale, tant les individus se protègent et s’exposent différemment. Les inégalités sociales, qu’elles soient entre les sociétés du Sud et celles du Nord, ou au sein d’une même société, se réduisent moins facilement qu’auparavant à des différences de ressources et de statut, elles intègrent désormais la maîtrise des risques.

Il y a, autour de la réflexion sur l’incertain, un questionnement transversal que les cinquante comités de recherche et groupes de travail de l’AISLF pourront rencontrer à travers l’ensemble des thématiques sociologiques dont ils sont porteurs. Quant à nos plénières du matin, trois thèmes orienteront plus particulièrement la réflexion : la mise à l’épreuve, le rapport à l’action et les défis posés aux individus dans un monde incertain.


1. À l’épreuve de l’incertain

L’individu contemporain devient de plus en plus difficilement identifiable en tant qu’individu isolé ou encore en tant qu’individu caractérisé par une appartenance à un statut ou à un collectif. Il serait également saisi à partir du mouvement, du déplacement et émergerait à la lueur de la multiplicité et de la diversité de trajectoires qu’il accomplirait désormais : les trajectoires familiales, professionnelles, relationnelles, conjugales, migratoires qui n’en finiraient pas de s’entrelacer. L’entrecroisement de ces trajectoires laisse transparaître combien la vie tend à être perçue comme une succession d’épreuves à travers lesquelles les individus passent et se construisent tout au long de leur existence. Toute cette dynamique de parcours et de trajectoires a, au cours de ces dernières années, pris un accent particulier auprès des personnes les plus fragilisées par la montée des insécurités d’existence, personnes à qui il s’agit d’assurer une continuité des droits au travers de trajectoires irrégulières, de plus en plus incertaines, frappées par la discontinuité et les aléas de l’inactivité, du chômage, des écarts de développement entre pays du nord et pays du sud. Fondamentalement, l’indétermination du monde confère à la notion d’épreuve un rôle primordial tant les personnes doivent y faire preuve des compétences pour agir, désigner, qualifier ou justifier. La réversibilité du résultat des épreuves, le fait que celles-ci puissent se rejouer, constitue un enjeu important de nos mondes sociaux. Si les épreuves à l’issue incertaine sont vécues de manière singulière, elles n’en sont pas moins socialisées, dessinant de véritables parcours à l’échelle d’une société, parcours au cours desquels s’opère une nouvelle forme de différenciation sociale.


2. Agir face à l’incertain

Un questionnement au cœur de l’incertain appelle une profonde réflexion sur les modalités de l’action. Sans s’aligner sur un catastrophisme ambiant, on peut postuler que le social se redéploie sous de nouvelles formes et interpelle le regard du sociologue. Des collectifs, des associations mais aussi des experts se mobilisent pour réclamer d’autres modèles de développement, dénoncer certaines dérives techniques et économiques. Des comités de citoyens, des conseils locaux contribuent à densifier la société civile, se saisissent de questions les concernant au premier chef. Ils apparaissent davantage comme de nouvelles opportunités politiques pour vivifier les espaces de délibération et mettre en débat la conduite du développement de notre société. À des degrés différenciés, dans la plupart des pays occidentaux, tout aussi bien que dans les sociétés non occidentales, les réponses publiques à la problématique des risques sociaux n’ont nullement déserté la scène, mais elles se sont transformées. La compétence régulatrice des États s’est pour partie déplacée sur les individus eux-mêmes, aidés et accompagnés par les dispositifs publics appelant à la responsabilité de tout un chacun. On peut déceler des traces de ce passage dans l’attention progressive accordée à l’« action publique », au détriment de celle naguère accordée à l’État. Dans ce contexte, les politiques publiques se recomposent, cherchent à puiser dans leurs dynamiques locales, deviennent davantage incitatives. Les rapports de pouvoir apparaissent plus instables et diffus, n’émanant plus d’un foyer central d’émission. Face à la complexité sociale et à la diversité culturelle qu’il entend rencontrer, l’exercice du pouvoir semble largement reposer sur la volonté de mettre en série, d’aligner, d’agencer, de relier les pratiques et les initiatives politiques.


3. Les défis de l’incertain

À l’échelle planétaire, les questions relatives aux changements climatiques, à la biodiversité, à l’énergie, au risque nucléaire, au respect de l’environnement, font désormais figures de défis majeurs sur tous les continents. Les catastrophes naturelles et les accidents écologiques significatifs ont participé au mouvement. Ils ont permis d’illustrer combien la définition de la vie elle-même est devenue une préoccupation centrale. Préoccupation qu’a timidement rencontrée la sociologie, notamment dans le domaine du vivant, en accordant progressivement attention à des thèmes aussi variés que la santé, la sexualité, les rapports au corps, l’alimentation, les manipulations génétiques, l’euthanasie, l’IVG, la fécondation in vitro. Autant de thèmes lui permettant d’analyser la vie là où elle se met en jeu, là où elle semble aussi se dérober. L’indétermination qui s’y joue trouve un corollaire dans la notion de réversibilité, la maîtrise de celle-ci devenant un enjeu central des rapports sociaux. Dans différents domaines (travail, éducation, famille, études, santé, environnement, risques industriels), la question de la réversibilité interpelle notre capacité à réexaminer les choix posés ou les situations pour parvenir à infléchir le cours des événements. Mais dans quelle mesure nos sociétés ont-elles une prise réelle sur les grands défis environnementaux et planétaires qui nous préoccupent ? Dans quelle mesure la tentative de maîtriser des réversibilités locales peut-elle finalement déboucher sur de nouvelles irréversibilités plus larges, tant à force de vouloir maîtriser l’incertain, on finit également par en créer ?


Télécharger la thématique


90647visites | site v 8.0 | contact | mentions légales | site de l'AISLF